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ENTRETIEN À TROIS VOIX, Demain est un autre jour

Entretien à trois voix, GILBERT DESFOSSES, MATHIEU LEHANNEUR, JÉRÔME POGGI, Demain est un autre jour

GILBERT DESFOSSES,

MATHIEU LEHANNEUR,

JÉRÔME POGGI,

Autour de l'œuvre Demain est un autre jour,

commande de l'unité des soins palliatifs du groupe hospitalier Diaconesses Croix Saint-Simon.

Gilbert Desfosses, commanditaire : Tout a commencé par une rencontre avec Jérôme Poggi, en 2009, à qui j’exposais la philosophie de notre service, lui faisant part du désir de la rendre plus tangible aux yeux de nos patients et de leur famille. Je me suis demandé si une oeuvre spécifiquement commandée à un artiste pourrait répondre à ce besoin et ai réuni l’équipe soignante pour leur faire part de cette possibilité, a priori très étrangère à un service médical comme le nôtre. Ce moment a été fantastique car j’ai découvert chez beaucoup de soignants une nécessité insoupçonnée de vivre une expérience artistique et non seulement médicale, technique. C’était pour eux une prolongation naturelle du soin.

Nous avions besoin de davantage de rêverie, d’intériorité, de méditation, pour nous, pour les patients et pour leurs proches. Il était essentiel de pouvoir se détacher de l’atmosphère d’angoisse et de drame associée traditionnellement à nos métiers, pour affronter les questions liées à la fin de vie de façon plus philosophique, sinon spirituelle.

 

Jérôme Poggi, médiateur : La requête de Gilbert Desfosses m’a d’abord interpellé. Je me suis demandé s’il s’agissait réellement d’accueillir une œuvre d’art ou simplement de redécorer ce service pour le rendre plus agréable, plus confortable et apaisant… Le Dr Desfosses m’a alors appris qu’il venait de faire appel à des décoratrices professionnelles, mais que cet ouvrage n’avait pas satisfait un désir plus profond, d’ordre symbolique, d’une présence qui viendrait incarner la spécificité du service. Convaincu des enjeux proprement artistiques de cette situation, j’ai proposé à l’équipe médicale de passer commande d’une oeuvre à un artiste dans le cadre de l’action des « Nouveaux commanditaires » soutenue par la fondation de France. Un groupe de commanditaires a été rapidement constitué, réunissant des médecins, infirmiers et bénévoles. Après plusieurs réunions de travail, j’ai proposé aux commanditaires de solliciter le designer Mathieu Lehanneur. J’ai été amené à ce choix en raison des fortes contraintes hospitalières qu’il allait falloir intégrer et gérer, mais aussi de la gravité du contexte à laquelle il fallait savoir répondre sans dogmatisme, avec subtilité. La nature assez immatérielle de la demande m’a définitivement convaincu que Mathieu Lehanneur, connu pour être un designer de fonctions et pas seulement de formes, pourrait répondre à la requête des commanditaires. Ceux-ci ont d’ailleurs immédiatement adhéré à cette proposition.

 

Mathieu Lehanneur, designer : Lors de notre première rencontre, la question qui m’est d’abord venue à l’esprit a été de savoir pour qui ce projet devait être pensé. L’oeuvre devaitelle parler aux patients, aux familles, aux membres du service ? Je sentais par ailleurs qu’il ne fallait pas un seul objet totémique, central, mais plutôt une production qui s’atomise dans le service. Une proposition pour chacune des chambres. Gilbert Desfosses m’avait parlé des familles, des proches, de tous ceux qui visitent les patients et dont la tristesse et les angoisses accentuaient l’atmosphère déjà dense du service. C’était peut-être sur ce point qu’il fallait chercher à ramener de la vie ou à trouver des lignes de fuite. Je réfléchissais à un moyen qui permette d’amorcer la discussion dans un contexte où il est difficile de parler de projets ou d’avenir. Je réfléchissais tout simplement à ce qui construit une conversation entre deux personnes. D’une certaine manière, l’idée a été de parler du temps qu’il fait pour contourner la question du temps qu’il reste. Parler du ciel tel qu’il sera demain,avec toute la dimension spirituelle associée à cela. Cette notion de la météo m’intéresse, car elle est à la fois parfaitement désuète et potentiellement profonde. J’aimais aussi le fait d’avoir un coup d’avance sur la mort elle-même : je ne serai peut-être plus là demain, mais je sais à quoi demain ressemblera !

 

Gilbert Desfosses : Nous avons été touchés par cette problématisation du temps : c’est une des questions qui se posent beaucoup dans le service, « combien de temps ? » Elle est omniprésente et, de fait, presque invisible : l’oeuvre est une belle façon d’aborder cet enjeu par un détour conceptuel mais aussi poétique et sensible.

 

Mathieu Lehanneur : Demain est un autre jour s’apparente à un hublot diffusant en permanence un état du ciel. Une vision à la fois réaliste et impressionniste, pouvant varier d’un pur ciel bleu à un temps de pluie. C’est une fenêtre ouverte sur le ciel du lendemain. Un petit saut dans le temps. Un saut dans l’espace aussi, car les patients peuvent choisir leur ciel : celui du service, local et parisien, le ciel de l’endroit rêvé ou perdu, ou encore celui sous lequel vivent leur famille. Techniquement, il s’agit d’un programme qui récupère les données météorologiques, en temps réel et qui crée l’image animée. Le programme est conçu à partir d’une quantité de paramètres : heure du jour, couleur du ciel, vitesse et transparence des nuages, humidité… Il fallait restituer les infinies variations de gris, de silhouettes nuageuses ou d’intensité lumineuse. Paradoxalement, il fallait parvenir à cette sophistication pour que le patient soit en mesure de laisser aller son esprit, comme couché dans un champ, les yeux au ciel.

 

Jérôme Poggi : Le risque dans un contexte aussi chargé était de faire une œuvre trop frontale, suffisante et/ou imposante. Il s’agissait surtout de ne donner aucune leçon sur ces situations imprévisibles auxquelles chacun fait face comme il peut ou veut. La spécificité de ce contexte exigeait de faire du sur-mesure, avec beaucoup de tact et de précision. Justement, le dispositif des Nouveaux commanditaires permet de gérer des projets sur une longue période, laissant le temps à une gestation lente du projet. Dans le cas présent, le processus entier de la commande a duré quatre ans, un temps long mais nécessaire pour faire en sorte que le projet soit formulé et considéré, pour que l’artiste trouve une réponse à la demande qui lui est faite et qu’elle soit ensuite acceptée par l’équipe, les administrations concernées, par les techniciens responsables de la production, par les financeurs. Un projet aussi fragile doit être mené sans brusquerie, il ne tient que par la volonté des commanditaires, volonté qui peut être mise à rude épreuve. Nous avons parfois envisagé des renoncements, totaux ou partiels, mais les acteurs de cette commande se sont relayés pour maintenir une détermination très forte. L’oeuvre est le résultat d’un véritable travail d’équipe, qui repose sur la conjonction des motivations du trio commanditaire/médiateur/artiste.

 

Mathieu Lehanneur : C’est un des projets les plus intimidant sur lesquels j’ai eu à travailler. Et pourtant, il n’a jamais été question de le refuser. Un contexte comme celui-là est un contexte rêvé, car tout y est réuni : du médical, de l’affectif, du spirituel. Ce qui n’est pas pour me déplaire – cela donne au design l’occasion de se confronter à des questions de vie ou de mort…

 

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