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L’Université Libre Internationale de Joseph Beuys : art, pédagogie et engagement politique


1. Joseph Beuys, Information Action, 1972. Photo: Simon Wilson. Courtesy Tate Archive Photographic Collection. Figure de proue de l’art du XXème siècle, Joseph Beuys fut également l’un des artistes plus actifs dans le domaine de la pédagogie expérimentale. Étudiant et puis professeur à partir de 1959 à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, l’artiste allemand travaille, à partir des années 1960, à une remise en cause du système éducatif traditionnel, lieu de « violence symbolique », voué à reproduire — et à légitimer — les rapports de domination économique et politique en place. Contrant les phénomènes de professionnalisation et privatisation qui intéressent un système éducatif qui s’ouvre progressivement aux règles du capitalisme dans les années 1970, le projet éducatif de Joseph Beuys passe à la fois par la réflexion théorique, l’activité contestataire et le pratique artistique proprement dite. Le travail de Joseph Beuys sur la pédagogie est indissociable de la réflexion que mène l’artiste sur l’élargissement du champ de l’art et de sa vision de ce dernier en tant que « sculpture sociale ». En ce sens, dès les années 1960 tant les œuvres plastiques que les « actions » de l’artiste se caractérisent ainsi pour leur apport pédagogique. En 1972, dans le cadre de l’exposition Seven Exhibitions à la Tate de Londres, l’artiste participe avec Information Action, une lecture-performance dans la cadre de laquelle les participants et l’artiste lui-même échangent, en assemblée, autour de quelques principes fondamentaux de sa vision pédagogique : la créativité, l’autodétermination et la démocratie directe. Comme l’explique l’historien de l’art Jonah Westerman, en se situant à l’intersection du domaine artistique et éducatif, Information Action visait à expliciter la façon dont ces cadres influencent la formation des relations sociales. Lors de la performance, un visiteur reproche à Joseph Beuys que la distribution de la parole est inégale : l’artiste est le seul à être doté de microphone. Le débat qui s’ensuit aboutit à un « referendum », à l’issu duquel les participants votent en faveur de son utilisation. L’objet en question fait de l’artiste l’animateur de l’assemblée, mais symbolise également l’autorité (du créateur, de l’éducateur) et la façon dont cette dernière légitimisme son discours, organisant les espaces sociaux et la distribution des rôles en son sein. Loin du mysticisme de performances telles que How to Explain Pictures to a Dead Hare (Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, 1965), Information Action devient un véritable exercice d’autodétermination et de démocratie directe, reproduisant les logiques de distribution du pouvoir dans des espaces qui se veulent pourtant démocratiques, mettant ainsi en lumière leurs failles. Dans la démarche de Beuys l’importance que revête l’éducation artistique tient avant tout à la nature de l’art en tant que vecteur de changement sociétal, et ce à travers tous les piliers de la vie sociale, du droit à l’économie en passant par la science et la religion. Mais plus important encore, le modèle pédagogique beuysien se veut indépendant de toute influence étatique. Chez Beuys, les lieux d’apprentissage deviennent des espaces d’expérimentation et d’exploration libérés des poids de la productivité et des résultats mesurables. En cela, la démarche pédagogique de l’artiste s’adapte mal aux réglementations dont font l’objet les cadres éducatifs traditionnels. En 1972, l’artiste est renvoyé de l’Académie de Beaux-Arts de Düsseldorf, institution où il enseigne depuis 1959 après avoir refusé de se conformer à la nouvelle politique d’admission de l’académie, prévoyant l’introduction du numerus clausus. Partisan de l’éducation comme un droit universel, l’artiste avait accepté des étudiants non-inscrits au sein de ses séminaires et occupé les locaux de l’administration en protestation contre la politique d’admission de l’institution. Le licenciement sera immortalisé dans la série de cartes postales titrée Demokratie ist lustig (« la démocratie est drôle ») montrant l’artiste en train de quitter les locaux de l’académie, encerclé par des officiers de police. Malgré son ironie, cette œuvre-document atteste de toute la teneur politique du projet éducatif de Joseph Beuys. Suite à son licenciement, l’artiste continuera désormais sa réflexion sur la pédagogie en dehors du cadre institutionnel. Lors de la documenta V à Kassel, Joseph Beuys lance le projet « Organisation für Direkte Demokratie durch Volksabstimmung » (Organisation pour la démocratie directe par référendum), une « performance » structurée autour du principe de l’autodétermination politique. Sous les auspices du commissaire Harald Szeemann, Joseph Beuys mène — littéralement — sa propre enquête sur la vérité. Tout au long de la manifestation, il tient un « bureau d’information », où il invite les visiteurs à débattre sur des problématiques diverses, de l’écologie jusqu’à la parité, proposant, tout comme dans Information Action un modèle de démocratie directe qui fait du discours politique et artistique deux langages inextricables.

2. Joseph Beuys, Organisation für Direkte Demokratie durch Volksabstimmung, documenta V, Kassel, 1972. En 1973, la réflexion de l’artiste aboutit au lancement de « l’Université Libre Internationale pour la Créativité et la Recherche Interdisciplinaire », dont le manifeste, écrit à quatre mains avec le co-fondateur Heinrich Böll, (écrivain et prix Nobel pour la poésie en 1972) explicite de manière exhaustive son projet pédagogique, alliant le programme éducatif à l’activité artistique et à l’action politique. L’art joue un rôle prépondérant dans le projet de « démocratie créative » esquissé par l’artiste car il représente une forme primordiale d’autodétermination individuelle et le moyen premier d’engendrer d’autres processus de création. La « créativité » est ici à entendre au sens large : il s’agit pour Beuys d’une faculté fondamentale, permettant à chacun de « façonner » la sphère sociale en prenant part à la vie culturelle, politique ou économique. En cela, l’Université œuvre à un dépassement de la dichotomie entre le travail artistique et les autres formes de travail : à côté de la pratique artistique proprement dite et de cours de sociologie ou de théorie de l’art, son curriculum comprend des disciplines « intermédiaires » telles que la menuiserie, la ferronnerie ou encore l’électronique. L’interdisciplinarité souhaité par l’artiste s’étend ainsi à tous les domaines d’activité, y compris le travail ménager ou agricole, reconnus à la fois pour leur potentiel créatif et pour la pertinence de leurs problématiques structurelles, formelles et thématiques. La comparaison entre des méthodes et des processus de travail divers est au cœur du programme pédagogique de l’artiste, qui refuse ainsi la hiérarchisation entre des domaines de connaissance ou d’activité différents. Cette position antihiérarchique ne tient pas uniquement à l’organisation des savoirs, mais également à la méthode d’enseignement et d’apprentissage. Fondé sur des principes tels que la solidarité et l’interaction, le fonctionnement de l’Université Libre Internationale présuppose l’abolition de toute distinction systématique entre les enseignants et les étudiants, proposant ainsi un modèle éducatif « horizontal » qui réfute les mesures d’évaluation traditionnelles (examens, contrôle continu…) En même temps, elle œuvre à élargir l’accès à l’éducation : ses adhérents sont issus à la fois du monde scientifique et des classes populaires (travailleurs, ouvriers d'usine) ou encore de la classe syndicale. Par vocation international, le projet ambitionne à se ramifier à travers l’Europe par le biais d’événements divers : débats, rencontres, expositions, conférences… Ce fonctionnement coopératif vise à créer un « réseau » éducatif basé sur les échanges interculturels, et dont l’objectif est « d’aboutir à l'élaboration de structures démocratiques radicalement différentes ». Indissociable de l’action sociale, le modèle pédagogique de l’Université Libre Internationale réhabilite la pensée utopique dans les domaines artistique et politique, dans la lignée des écrits d’Ernst Bloch. Si le projet de Beuys échoua faute de financements, l’Université Libre Internationale anticipe pourtant ce « tournant éducatif » de l’art contemporain décrit par Irit Rogoff, professeure de culture visuelle à l’Université Goldsmiths de Londres. S’inscrivant dans la continuité de projets pédagogiques expérimentaux portés par des artistes tels que Joseph Beuys, nombre d’artistes contemporains ont travaillé afin de créer des espaces d’apprentissage contrant un système éducatif fondé uniquement sur la performance, sur les résultats et sur le contrôle des étudiants et des connaissances. En Europe, des initiatives telles que la Free University Amsterdam, la Free University Verlag ou encore la Social Sculpture Research Unit, plateforme de recherche artistique et expérimentale basée à Oxford s’inscrivent explicitement dans la continuité du projet mené par Joseph Beuys. D’autres initiatives récentes peuvent également être vus comme les héritiers du modèle éducatif proposé par l’artiste allemand. Des plateformes telles que l’Open Raumlabor University, l’Université de la Pluralité ou encore la Silent University fondée par Ahmet Ögüt, reprennent la réflexion pédagogique menée par Joseph Beuys et l’actualisent en adoptant des approches postcoloniales à l’enseignement, en travaillant à la décentralisation et la diversification des savoirs et en refusant l’assujettissement de l’éducation aux logiques tardo-capitalistes. Virna Gvero

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